12
Le Vaisseau
Moi-même, le Morlock, le mécanisme et la carrosserie de notre modeste Chronomobile baignions tous dans la clarté émeraude de la plattnérite qui nous enveloppait intégralement. Je n’avais aucune idée de la taille réelle du Vaisseau ; de fait, j’avais du mal à m’orienter au sein de sa masse. Il ne ressemblait pas à un bâtiment de mon époque, car il lui manquait une infrastructure bien définie, avec des cloisons et des panneaux pour délimiter des sections internes, la salle des machines, et cetera. Au lieu de quoi, il faut imaginer un réseau : un ensemble de fils et de nœuds, d’où rayonnait la lumière verte de la plattnérite, projeté sur nous par un invisible pêcheur, si bien que Nebogipfel et moi-même étions prisonniers d’un immense enchevêtrement de tiges et de courbes lumineuses.
Ce réseau ne pénétrait pas jusqu’à notre Chronomobile : il semblait s’arrêter à peu près à la distance où s’était dressée la paroi de notre dôme. Je continuais de respirer sans problème et n’avais pas plus froid qu’avant. La protection environnementale du dôme devait nous être encore fournie par des moyens quelconques et je crus que le dôme lui-même était toujours en place, car je vis d’infimes reflets dans une surface au-dessus de nous, mais la lumière de la plattnérite était si diffuse et si changeante que je ne pouvais vérifier mes suppositions.
Je ne pouvais pas non plus distinguer de sol sous le Chronomobile. Le réseau semblait se prolonger en dessous de nous et plonger profondément dans la texture de l’édifice ou de ce qu’il en restait. Or je ne voyais pas comment cette trame ténue pouvait supporter une masse aussi importante que celle de notre véhicule, et je fus soudain pris d’un accès de vertige inopportun. Je réprimai avec détermination une réaction aussi primitive. Ma situation était extraordinaire, mais je désirais bien me conduire – surtout si ces instants devaient être les derniers de ma vie ! – sans m’abaisser à gaspiller la moindre énergie à sauver de la déconfiture le singe affolé qui résidait en moi et croyait qu’il allait tomber de cet arbre vert luminescent.
J’examinai le réseau qui m’entourait. Apparemment gros comme mon index, ses principaux fils étaient si brillants que j’avais du mal à m’assurer que cette épaisseur ne fût pas un simple artefact de ma propre sensibilité optique. Ces fils délimitaient des cellules d’environ un pied de diamètre et de formes irrégulières : aussi loin que portait mon regard, je n’en voyais pas deux semblables. Des fils plus ténus, reliant entre elles ces cellules principales, formaient une configuration subcellulaire complexe ; celle-ci était encore subdivisée par des fils plus ténus, et ainsi de suite, jusqu’à la limite de ma résolution oculaire, ce qui me rappela les cils vibratiles arborescents de l’enveloppe externe d’un Constructeur.
Aux nœuds où se rejoignaient les fils primaires étincelaient des points de lumière, aussi insolemment verts que tout le reste : ces globules ne restaient pas au repos mais se déplaçaient le long des fils ou explosaient en minuscules éclairs silencieux. Ces infimes mouvements se reproduisaient dans toute l’étendue du réseau, si bien qu’il était illuminé par la douce clarté changeante d’une structure en continuelle évolution.
J’avais une impression de fragilité, comme si nous étions dans un cocon tissé en fils d’araignée, mais toute cette architecture suggérait une vie organique et il me semblait que, si je tendais maladroitement la main et arrachais de grands lambeaux de cette structure complexe, elle ne tarderait pas à se réparer toute seule.
Et dans tout le Vaisseau, comme on peut se l’imaginer, régnait cette insolite contingence induite par la plattnérite : l’impression que l’engin n’était pas solidement implanté dans la réalité, qu’il était insubstantiel et temporaire.
La texture du réseau était suffisamment ajourée pour que je pusse contempler le monde extérieur au travers de la mince coque de « notre » Vaisseau. Les collines et les édifices anonymes du Londres des Constructeurs étaient toujours là, et la glace éternelle ne montrait aucune trace de perturbation. C’était la nuit, le ciel était dégagé ; le croissant argenté de la Lune voguait bien haut parmi les étoiles absentes…
Et, glissant dans le ciel de cette Terre abandonnée, j’aperçus d’autres Vaisseaux à plattnérite. De forme lenticulaire, immenses, ils semblaient avoir la même structure en réseau que celui dans lequel Nebogipfel et moi étions enfermés ; de petites lumières ruisselaient, étoiles captives, d’un bout à l’autre de leurs complexes intérieurs. La glace de la Terre blanche baignait uniformément dans la clarté de la plattnérite ; les Vaisseaux dérivaient tels d’immenses nuages silencieux, trop près du sol pour être naturels.
Nebogipfel m’observait ; la plattnérite nimbait son pelage d’un lustre vert somptueux.
— Vous allez bien ? s’enquit-il. Vous me semblez quelque peu décomposé.
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Vous avez la litote facile, Morlock. Décomposé ? J’aurais pu le dire moi-même…
Pivotant sur mon siège, je tendis la main derrière moi et trouvai une coupe remplie des noix et des fruits non identifiables que m’avait fournis le Constructeur. J’enfonçai les doigts dans la nourriture et me la fourrai dans la bouche ; l’activité simple et animale de la nutrition me distrayait des stupéfiants mystères, à peine compréhensibles, qui m’entouraient. Je me demandai, en fait, si ç’allait être mon dernier repas – l’ultima cena de la Terre !
— Je m’attendais que notre Constructeur fût ici pour nous accueillir.
— Mais je pense qu’il est effectivement ici, dit Nebogipfel.
Il leva la main, et une lumière émeraude rayonna de ses doigts blafards.
— Ce Vaisseau est manifestement conçu selon les mêmes principes architecturaux que les Constructeurs eux-mêmes. Je crois que nous pourrions dire que « notre » Constructeur est encore là : mais sa conscience est à présent représentée par une configuration de ces points lumineux animés, au sein de ce réseau de plattnérite. Et le Vaisseau est sûrement relié à l’Océan d’information ; on pourrait même dire qu’il forme lui-même un nouveau Constructeur universel. Le Vaisseau est vivant…, aussi vivant que les Constructeurs.
« Et pourtant, puisqu’il est composé de plattnérite, cet engin doit être bien plus que cela.
Nebogipfel m’observa de son œil unique, sombre et profond derrière ses lunettes.
— Comprenez-vous ? Si ceci est la vie, c’est une nouvelle sorte de vie – la vie de la plattnérite –, la première sorte de vie qui ne soit pas liée, comme nous autres, à la lente rotation des engrenages de l’Histoire. Et elle a été élaborée ici même, avec nous-mêmes en son centre… Ce Vaisseau est ici pour nous – pour nous ramener –, exactement comme le Constructeur l’a promis. Il est là, voyez-vous.
Nebogipfel avait évidemment raison. Je me demandai alors, avec une sorte d’affectation nerveuse, combien d’autres Vaisseaux comme celui-ci, qui rôdaient tels d’énormes fauves dans les cieux vides d’étoiles de la Terre, étaient aussi en ce lieu, d’une manière ou d’une autre, à cause de notre présence.
C’est alors, tandis que je levais les yeux vers le firmament saturé de plattnérite, qu’un autre détail me frappa.
— Nebogipfel ! Regardez la Lune !
Le Morlock se retourna. Je constatai que la lumière verte qui nimbait les poils de son visage était à présent auréolée d’une délicate clarté argentée.
Ma conclusion était simple : la Lune avait perdu son délicieux verdoiement. La couleur vitale, montée de la Terre pour la revêtir pendant des millions d’années, s’était fanée, révélant la blancheur macabre des montagnes poussiéreuses et les mers lunaires à leur pied. Dans sa mortelle pâleur, le satellite n’avait à présent plus rien qui le distinguât de la Lune de mon époque, si ce n’était, peut-être, un éclairement plus prononcé de sa partie obscure : une lune vieille mais vivace dans les bras de la lune jeune. Et je savais que ce regain de luminosité s’expliquait uniquement par l’albédo accru de la Terre couverte de glace qui devait étinceler comme un second Soleil dans le ciel sans atmosphère de la Lune.
— Il se peut que ce soit une conséquence des variations forcées de l’éclat du Soleil, suggéra Nebogipfel. Les travaux des Constructeurs pour extraire la plattnérite ont peut-être, finalement, rompu l’équilibre de la vie.
— Vous savez, dis-je non sans amertume, je crois qu’après tout ce à quoi nous avons assisté j’avais trouvé quelque consolation dans la persistance de cette parcelle de verdure terrestre, là-haut dans le ciel. Dans la pensée que quelque part – à une distance qui ne fût pas infranchissable – se maintînt un vestige de la Terre dont je gardais le souvenir, et qu’il y eût là quelque improbable jungle à pesanteur réduite où pourraient encore marcher les fils de l’homme… Mais il ne peut y avoir à présent sur cette morne surface que des ruines, et des empreintes de pas à demi effacées – encore des ruines, pour faire pendant à celles qui jonchent le cadavre de la Terre.
Et c’est précisément à cet instant, pendant mon accès de nostalgie, que retentit une détonation – un improbable coup de feu ? – et que notre dôme protecteur se fissura comme une coquille d’œuf !
Je constatai qu’une série de fêlures avaient fleuri en un complexe delta sur la face du dôme. Sous mes yeux, un modeste fragment de dôme, pas plus grand que ma main, se détacha et vint flotter dans l’air comme un flocon de neige.
Et, au-delà du dôme morcelé, les fils du réseau de plattnérite se ramifiaient en progressant vers Nebogipfel et moi-même.
— Nebogipfel, que se passe-t-il ? Sans le dôme, allons-nous mourir ?
J’étais dans un état fébrile, comme chargé d’électricité, dans lequel toutes mes terminaisons nerveuses vibraient de doute et de crainte.
— Essayez de ne pas avoir peur, dit Nebogipfel.
Et, d’un geste d’une stupéfiante simplicité, il me prit la main dans ses minces doigts de Morlock et la tint comme un adulte tiendrait celle d’un enfant. C’était la première fois que je sentais le contact de ses doigts froids depuis les atroces moments où le Constructeur m’avait réparé, et un lointain écho de notre camaraderie du paléocène vint me réchauffer au milieu des glaces de la Terre blanche. Je crois que je criai alors, détraqué par la peur, et que je me recroquevillai sur mon siège, ne songeant qu’à m’échapper ; alors les faibles doigts de Nebogipfel resserrèrent leur prise sur les miens.
Le dôme continuait de se fissurer et j’entendis une pluie de fragments tambouriner doucement sur le Chronomobile. Les fils de plattnérite, sillonnés de nodules lumineux, s’enfoncèrent encore plus avant dans les brèches.
— Ils…, les Constructeurs, ces êtres de plattnérite, dit Nebogipfel, ont l’intention de nous emmener avec eux jusqu’à l’aube du temps, et peut-être au-delà…
« Mais pas comme ceci, dit-il en indiquant son corps fragile. Nous ne pourrions jamais survivre, ne fut-ce qu’une minute. Comprenez-vous ?
Les tentacules de plattnérite frôlèrent mon cuir chevelu, mon front, mes épaules ; je me baissai pour esquiver leur glaciale étreinte.
— Vous voulez dire qu’il nous faut devenir comme eux ? Comme les Constructeurs… que nous devons nous soumettre à l’invasion de ces arborescences de plattnérite ! Pourquoi ne pas m’en avoir averti ?
— À quoi cela aurait-il servi ? C’est le seul moyen. Votre peur est naturelle, mais vous devez la réprimer rien qu’un instant encore, et ensuite…, ensuite, vous serez libre…
Je sentais le poids glacial des spirales de plattnérite envahir mes jambes et mes épaules. J’essayai de rester immobile… puis j’eus l’impression qu’un de ces câbles serpentait sur mon front et je perçus, très distinctement, le fourmillement des cils vibratiles à même ma chair : je ne pus m’empêcher de hurler et de me débattre contre ce duveteux fardeau. Mais j’étais déjà incapable de me lever de mon siège.
J’étais à présent immergé dans la clarté verte, et le monde extérieur – la Lune, les plaines glacées et jusqu’à la superstructure du Vaisseau – disparut de mon champ de vision. Les globules de lumière mobiles, quasi vivants, me passèrent sur le corps, m’éblouissant la rétine. La coupe de fruits glissa de mes doigts presque engourdis et tomba bruyamment sur le plancher du véhicule ; mais même ce fracas ne tarda pas à s’abolir tandis que mes sens s’atrophiaient.
Le dôme finit par s’écrouler tout autour de moi dans une grêle de fragments. Sur mon front perla une sensation de froid – l’haleine lointaine de l’hiver –, et puis il n’y eut plus que la fraîcheur des doigts de Nebogipfel contre les miens… et l’omniprésent attouchement liquide de la plattnérite ! J’imaginai les cils en train de se détacher et – comme ils l’avaient fait une fois déjà – de se presser dans les interstices de mon corps. Cette invasion lumineuse avait progressé si rapidement que je ne pouvais plus bouger le moindre doigt ni crier, j’étais immobilisé comme par une camisole de force. Et maintenant les tentacules s’insinuaient irrésistiblement entre mes lèvres comme autant de vers, puis dans ma bouche, pour s’y dissoudre contre ma langue ; et je sentis une pression glaciale sur mes globes oculaires…
J’étais perdu, désincarné, noyé dans cette lumière émeraude.